L'installation à Alep
Ma grand-mère n'avait pas d'autre choix. Il fallait lutter farouchement pour obtenir à nouveau une autorisation de pratique des autorités locales, le gouvernorat de Syrie. La Syrie n'était pas encore complètement constituée. Les luttes intestines faisaient fureur. Les troupes de Faycal de Damas étaient en lutte contre les troupes d'Alep pour la suprématie.
Ma grand-mère a obtenu ce diplôme grâce à sa volonté. Après avoir passé un examen devant une commission constituée par trois médecins reconnus d'Alep, elle a obtenu une autorisation de pratique de sage-femme diplômée, entre parenthèse sage-femme diplômée de Constantinople.
Elle s'est installée au sommet de la rue Khandek. C'était une des plus grandes rues d'Alep, qui se faufilait de la porte du bonheur "Bab el Faraj" au coeur de la ville, jusqu'au sérail, c'est-à-dire, le Palais du gouvernement adossé à la grande citadelle très connue dont on parlera en détail ultérieurement. La maison était une vieille demeure médiévale, à deux étages, avec un sous-sol et sous le sous-sol un cachot.
Les maisons médiévales possédaient des cachots qui préservaient la population des invasions. Par des dédales souterrains, ils étaient reliés au vieux souk et à la citadelle. Ma grand-mère et ma mère nous disaient de ne pas descendre dans ce cachot totalement barré, car il pouvait y avoir des vipères.
Nana Doudou a installé son cabinet. Il n'y avait pas de gynécologues dans la ville d'Alep, mais seulement 3 ou 4 sages-femmes diplômées pour une ville de 400 000 habitants. En y ajoutant les villages des alentours, la région du gouvernorat d'Alep comptait une population de 600 000 habitants.
C’était un cabinet de consultation gynécologique. Elle soignait aussi les patients à la maison. Ainsi, elle faisait des accouchements à domicile et parfois elle restait un ou deux jours à attendre l'heureux événement. Elle a gagné très vite un grand succès, car la famille est devenue prospère. Le seul souvenir que je garde de cette maison ce sont des souvenirs basés sur des reconstructions. J'ai une belle petite photo où je suis assis sur un tricycle sur le trottoir devant la maison avec une fierté absolue, le front levé et le regard fixé à droite sur les commerçants qui m’admirent. L’un d’entre eux, probablement un barbier sur cette photo est en train de regarder en souriant les prouesses du petit bonhomme.
Le deuxième souvenir de cette maison, c'est un jour où on avait préparé la fameuse confiture de cerises du mois d'avril, une cerise spéciale acidulée qui devenait sous l'effet du sucre un délice absolu. Les cerises d'Alep étaient très connues mais avaient une courte période d'arrivée sur le marché. Dès qu'elles étaient là, ma maman préparait des casseroles de cette confiture qu'on mangeait tout l'hiver. Elle avait confectionné la confiture et l’avait entreposée au sous-sol pour qu’elle refroidisse. Tout à coup, une de mes soeurs, Rosine ou Jeannette, annonce qu'il y a la confiture en bas. Nous avons couru tous les trois en bas des escaliers et dans la bousculade, je suis tombé et me suis blessé à la lèvre. Un bout de peau s’est déchiré sur à peu près un centimètre. On a recollé la lèvre et la greffe a repris. Mais j'ai hérité du surnom de « trois lèvres », en turc, « Uch Dodakh ». A dix ans, j'étais tout fier. Je pensais que j'étais devenu le chef d'une tribu indienne.