Je suis né le 25 décembre 1929 entre minuit et une heure à Alep, en Syrie. Je ne peux pas dire que c'était le Jour de Noël, parce que nous étions une famille de tradition arménienne apostolique grégorienne pratiquante.
Je suis né à la maison, dans les bras de ma grand-mère, Nana Doudou, la grande dame, la sage-femme. Ma grand-mère a eu le malheur de perdre son mari à 20 ans. Il est mort dans une chute de cheval, laissant deux orphelines: ma mère Santoukht et sa petite soeur Archalouys.
A l'époque, ils vivaient à Marache, en Cilicie, la Petite Arménie. Le patriarcat de Constantinople avait organisé des bourses pour envoyer des jeunes filles de Marache à Istanbul, à la Faculté de médecine, et les former au métier de sage-femme. Ma grand-mère, assez lettrée, a été choisie et a obtenu cette bourse. Elle a placé ses deux orphelines et est partie le coeur serré. Mais c'était pour obtenir un diplôme, avoir une profession et venir en aide à la communauté de Marache et à sa famille.
Après avoir terminé ses études brillamment, ma grand-mère a servi comme infirmière dans un hôpital anglais installé à Constantinople pour soigner les soldats anglais blessés qui participaient à la guerre des Balkans du côté des Turcs. C'était en 1913. Au début de l'année suivante, elle est rentrée à Marache avec son diplôme de sage-femme et une médaille en or avec un certificat signé de la reine d'Angleterre. Elle n'en parlait jamais. C'est ma mère qui racontait: ces documents ont disparu dans la grande tragédie de Marache en 1920.
A ce moment-là, l'armée française a précipitamment quitté la ville après avoir promis la création d'un foyer arménien dans la Grande Cilicie. Elle s'est repliée sur Adana sans avertir ses alliés, en une nuit, sous la neige. Pour la petite histoire, les troupes françaises étaient composées de soldats sénégalais, dont la plupart on péri gelés durant l’hiver rigoureux.
La ville de Marache a été incendiée par les assaillants turcs. Plusieurs dizaines d'Arméniens ont péri, brûlés vifs. Ils avaient trouvé refuge dans des églises qui ont été arrosées de kérosène par des réguliers des troupes d'Attaturk entrés à Marache après le départ des Français.
Ma grand-mère a servi dans un mouvement de résistance dans une de ces églises et elle en gardait un souvenir. Une cartouche lui avait traversé une oreille et la moitié de son lobe manquait. Je me suis toujours demandé ce que seraient devenues les deux orphelines, si cette cartouche était passée deux centimètres plus à l'intérieur.
La maison de ma grand-mère a brûlé avec les diplômes, la médaille d'or et le certificat. (C'est surtout la grande souffrance de ma mère que tout cela était perdu. Ils se sont mis en route après une résistance farouche que notre famille avait organisée).
Les nôtres ont échappé à l'incendie en trouvant refuge dans une église où une résistance farouche s'était organisée. Sous l'égide de Setrak, un membre de la famille de mon père, des frères et soeurs de ma grand-mère ainsi que d'autres héros anonymes, les assaillants qui essayaient de brûler l'église ont pu être repoussés.
Le premier homme qui est vraiment entré dans la famille de ma grand-mère est Sarkis, de Frnouz, qui après avoir perdu toute sa famille dans les massacres et l’anéantissement de ce village situé près de Zeitoun, est arrivé à Marache et a participé activement et dignement à la résistance pour la survie de la population. Il était marié avec la sœur cadette de Néné Doudou, Araxie.
Après de durs combats, une trève a été conclue sous l'égide de missionnaires américains, mais ce n'était pas la délivrance. Entre les journées tragiques de janvier 1920 et 1922, le peuple arménien de Marache a vécu complètement asservi. Il n'osait sortir de ses quartiers, sous menace d'être attaqué à chaque instant. C'est en 1922 que leur vidange forcée a eu lieu, vidange forcée de toute la population arménienne de Cilicie ainsi que de l'Asie Mineure.
Les citoyens arméniens se sont vus retirer leur citoyenneté, barrer des registres d'Etat civil, déposséder de leurs terres et de leurs vignes et ont été obligés de quitter le pays. C'était la solution finale pour la Cilicie et la Grande Arménie d'Asie mineure. Ces populations n'avaient d'autre choix que de traverser le désert à pied ou sur des charrettes, vers la ligne de démarcation qui séparait la Syrie de notre chère Arméno-Cilicie.
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